Pourquoi optimiser la température en peropératoire ?

Pascal Alfonsi

Département d’Anesthésie Réanimation

Hôpital A Paré

9, Av Charles de Gaulle

92100 Boulogne-Billancourt

 

 

Depuis maintenant plus de 15 ans, un certain nombre d’études randomisées ont mis en évidence les effets délétères pour le patient d’une hypothermie peropératoire. En vrac et dans le désordre, l’hypothermie prolonge la durée d’action d’agents anesthésiques et la durée de séjour en SSPI, favorise la survenue des abcès pariétaux après une chirurgie colique, augmente les besoins transfusionnels en péri opératoire d’une chirurgie de la hanche, entraîne l’apparition d’accidents cardiaques chez les patients coronariens ou possédant un certain nombre de facteurs de risque. Ou encore, l’hypothermie représente une source d’inconfort importante en postopératoire qui se manifeste par une sensation de froid accompagnée parfois de frissons. Malgré toutes ces preuves et indices, le réchauffement peropératoire reste une technique probablement encore sous-utilisée. Les raisons expliquant ce déficit d’utilisation de techniques non invasives et peu coûteuses sont probablement de 2 ordres. Le premier relève sans doute d’une méconnaissance par les médecins anesthésistes et les infirmiers anesthésistes des effets néfastes de l’hypothermie pour le patient dans la plupart des situations. Le second relève plus d’une notion physiopathologique et qui correspond à la valeur « normale » de la température centrale au décours d’une anesthésie. Plus précisément, à partir de quelle valeur devient-on hypotherme. L’objet de cet exposé est, d’une part, de fournir les éléments justifiant l’optimisation de la température peropératoire et d’autre part, d’apporter des éléments de réponse à la valeur normale de la température.

 

Nous sommes des mammifères homéothermes. Cela signifie que le contenu en chaleur des organes profonds est relativement constant au cours du temps. La traduction de ce contenu en chaleur en une grandeur physique facilement mesurable correspond à la température, dite centrale. C’est celle qui règne au sein du noyau de notre organisme et qui est régulée autour d’une valeur relativement constante (entre 36 et 37°C, dans l’immense majorité des cas). L’intérêt de l’homéothermie est d’optimiser les réactions biochimiques qui agissent pour le bon fonctionnement de notre organisme. Ainsi, par exemple, la vitesse d’agrégation plaquettaire est multipliée par un facteur x lorsque la température baisse de 3 ?? °C à 3 ?? °C. A l’inverse, une augmentation trop importante du contenu en chaleur de l’organisme, et donc, de la température centrale (p. ex. une hyperthermie maligne) crée un emballement des réactions chimiques intracellulaires pouvant provoquer une lyse cellulaire majeure. Le contenu en chaleur circule à l’intérieur du noyau par l’intermédiaire du sang. Le niveau d’activité de chaque organe détermine le débit sanguin régional et, de fait, la quantité de chaleur importée et exportée. Le transfert de chaleur au niveau tissulaire se fait par conduction et par convection. Le contenu en chaleur du noyau est en grande partie alimenté par le métabolisme oxydatif quotidien et par un certain nombre de comportements (boire chaud, augmenter son alimentation, etc.). L’écorce est située à la périphérie du noyau et elle correspond à une zone tampon entre les organes profonds et l’environnement. A l’inverse de la température centrale, la température varie d’un point à l’autre ainsi que du milieu environnant. C’est au niveau de l’écorce que vont s’effectuer chez l’homme la majorité des transferts de chaleur entrants ou sortants entre les organes profonds et l’environnement. Comme pour le transport de l’énergie au sein du noyau, le sang est le principal vecteur assurant les transferts entre le noyau et l’environnement présent à la surface de l’écorce. La quantité transférée est directement corrélée au flux sanguin périphérique et, donc, à la surface d’échange formée par la micro-vasculature sous-cutanée. Ainsi, la surface d’échange développée par les capillaires sous-cutanés varie d’0 à plusieurs mètres carrés en fonction du gradient thermique existant entre le noyau et l’environnement.

 

Les conséquences physiologiques de l’hypothermie peropératoire sont multiples. De manière directe, l’hypothermie entraîne un ralentissement des processus intracellulaires. Les conséquences peuvent être bénéfiques avec, par exemple, une protection neurologique par diminution de la VO2 cérébrale. A l’opposé, l’hypothermie inhibe les réactions d’immunité primaire et la macrocytose (1). Elle allonge le temps de saignement en ralentissant l’agrégation plaquettaire et les vitesses de réaction de l’hémostase secondaire (2). Elle ralentit également le catabolisme des agents anesthésiques. De même, l’hypothermie déclenche des réponses thermorégulatrices : vasoconstriction cutanée et frissons. La vasoconstriction cutanée peut survenir en peropératoire lorsque la température centrale s’abaisse jusqu’au seuil d’apparition ou, au réveil, lorsque les concentrations plasmatiques des agents anesthésiques diminuent alors que le patient est toujours en hypothermie. La conséquence est une diminution drastique du débit sanguin sous-cutané avec, comme corollaire, une baisse de la pression tissulaire en O2 dans les territoires concernés. Le frisson, qui est l’autre réponse thermorégulatrice, survient au réveil et provoque une augmentation de la consommation d’oxygène. Dans tous les cas, l’hypothermie peropératoire déclenche une activation du système sympathique avec une augmentation significative des concentrations de noradrénaline. Enfin, elle correspond à un bilan thermique négatif lorsqu’elle dépasse le seul effet de la redistribution interne. En dehors de l’utilisation d’un réchauffement actif, la reconstitution postopératoire du contenu en chaleur de l’organisme se fait éventuellement avec l’énergie produite par le frisson et par une augmentation du catabolisme protidique.

 

En extrapolant les conséquences physiologiques de l’hypothermie, les effets cliniques per et postopératoires en relation avec une hypothermie sont relativement prévisibles. Une différence de 1,3°C est suffisante pour multiplier par 3 la fréquence de survenue d’une complication cardiaque majeure chez des patients coronariens connus ou potentiels (3). L’augmentation du taux sanguin de noradrénaline semble plus favoriser la survenue d’une ischémie myocardique (4) que la survenue de frissons au réveil et l’augmentation de la VO2(5). Les troubles de la coagulation liés à l’hypothermie sont responsables d’une augmentation du saignement en peropératoire d’une arthroplastie de la hanche (6) et le nombre de concentrés globulaires homologues transfusés est significativement plus élevé chez les patients normothermes (36,6°C) comparativement aux patients hypothermes (35,0°C). La coagulopathie induite par l’hypothermie modérée est la résultante d’un ralentissement du mécanisme d’agrégation plaquettaire (2), et des vitesses des réactions enzymatiques des facteurs de coagulation (7). En inhibant directement les fonctions de phagocytose des polynucléaires neutrophiles (1) et en diminuant indirectement l’apport tissulaire en O2 par le déclenchement de la vasoconstriction cutanée, l’hypothermie facilite le développement bactérien (8). Ainsi, un écart moyen d’2°C multiplie par un facteur 3 la survenue d’un abcès de paroi après une chirurgie colo-rectale (9).  Une autre conséquence de l’hypothermie est l’accroissement de la durée d’action des agents anesthésiques. Le fonctionnement des enzymes qui modulent les fonctions tissulaires et qui métabolisent la plupart des médicaments est extrêmement dépendant de la température. Cela se traduit par des modifications des paramètres pharmacocinétiques. Ainsi, par exemple, la durée d’action du vécuronium est multipliée par 2 avec une diminution de 2°C de la température centrale (10). Celle de l’atracurium est moins modifiée puisqu’elle n’est augmentée « que de » 60% par une diminution de 3°C (11). L’hypothermie augmente le coefficient de solubilité des halogénés. Pour une même pression partielle plasmatique, la concentration de l’halogéné sera augmentée avec l’hypothermie. La conséquence pourra être une durée plus importante au réveil pour éliminer le gaz. Sur le plan pharmacodynamique, la CAM de l’halothane et de l’isoflurane est diminuée d’environ 5%/°C chez le rat (12). Pour le propofol, la concentration plasmatique est de 30% plus élevée avec une baisse de 3°C de la température centrale (11). L’hypothermie est un facteur prédictif indépendant d’une prolongation de la durée de séjour en SSPI  (13). Parallèlement, l’hypothermie au réveil se traduit par un inconfort important (14).

 

A partir de quelle température centrale est-on en hypothermie ? La réponse à cette question peut-être envisagée de plusieurs façons. A priori, et du fait des variations nycthémérales de la température (15), la valeur est au moins égale à la température centrale avant l’induction de l’anesthésie. Et, cela d’autant plus, qu’après une chirurgie majeure la valeur pivot de la température centrale (setpoint) est déplacée vers le haut (16). Cependant, se fixer un objectif de cet ordre n’est pas toujours facile à réaliser. Une autre façon est d’envisager à partir de quelle valeur un risque postopératoire est majorée par l’hypothermie. L’analyse des variations thermiques entraînant une majoration significative de survenue d’une ou plusieurs complications (Tableau 1) montre que la marge de manœuvre n’est pas très importante. En effet, la baisse de température attribuable à la redistribution interne est de l’ordre de 0,5 à 1°C et représente, à elle seule, près de la moitié des écarts moyens observés dans les différentes études. Compte tenu de ces différents éléments et des moyens dont nous disposons, il parait raisonnable de proposer comme objectif de température centrale en sortie de salle d’opération une valeur proche de 36,5°C.

 

Références

Objectifs

Chirurgie

Températures Centrales

Résultats

Schmied et al. (6)

Pertes sanguines peropératoires

Arthroplasties

(n= 60)

35,0 ± 0,1°C

vs

36,6 ± 0,4°C

2,2 ± 0,6 L

vs

1,7 ± 0,3 L

Frank et al. (3)

Complications cardiaques

Chirurgie majeure non cardiaque

(n=300)

35,4 ± 0,1°C

vs

36,7 ± 0,1°C

1,4% vs 6,3%

Kurz et al. (9)

Infections pariétales

Chirurgie colo-rectale

(n=200)

34,7 ± 0,6°C

vs

36,6 ± 0,5°C

19% vs 6%

Carli et al. (17)

Catabolisme protidique

Arthroplasties

(n=12)

D = 1,5°C

982 mmol/j

vs

1.798 mmol/j

Just et al. (18)

Frisson et VO2

Chirurgie abdominale (n=14)

34,2 ±0,2 °C

vs

36,8±0,1 °C

141±9 mL.min.m²

vs

269±60 mL.min.m²

Lenhardt et al. (13)

Durée de séjour en SSPI

Chirurgie abdominale

(n=150)

34,8 ±0,6 °C

vs

36,7±0,6 °C

53±36 min

vs

94±65 min

Kurz et al. (14)

Confort thermique (EVA)

Chirurgie abdominale

(n=74)

34,4 ±0,4 °C

vs

37,0±0,3 °C

50±10 mm

vs

18±9 mm

Tableau 1 : Ecarts de température relevés entre patients normo- et hypothermes dans différentes études évaluant la morbidité de l’hypothermie peropératoire.

 

 

Références

 

1.         Beilin B, Shavit Y, Razumovsky J et al. Effects of mild perioperative hypothermia on cellular immune responses. Anesthesiology 1998;89:1133-40.

2.         Valeri CR, Feingold H, Cassidy G et al. Hypothermia-induced reversible platelet dysfunction. Ann Surg 1987;205:175-81.

3.         Frank SM, Fleisher LA, Breslow MJ et al. Perioperative maintenance of normothermia reduces the incidence of morbid cardiac events. A randomized clinical trial. Jama 1997;277:1127-34.

4.         Frank SM, Higgins MS, Breslow MJ et al. The catecholamine, cortisol, and hemodynamic responses to mild perioperative hypothermia. A randomized clinical trial. Anesthesiology 1995;82:83-93.

5.         Frank SM, Fleisher LA, Olson KF et al. Multivariate determinants of early postoperative oxygen consumption in elderly patients. Effects of shivering, body temperature, and gender. Anesthesiology 1995;83:241-9.

6.         Schmied H, Kurz A, Sessler DI et al. Mild hypothermia increases blood loss and transfusion requirements during total hip arthroplasty. Lancet 1996;347:289-92.

7.         Reed RL, 2nd, Johnson TD, Hudson JD, Fischer RP. The disparity between hypothermic coagulopathy and clotting studies. J Trauma 1992;33:465-70.

8.         Sheffield CW, Sessler DI, Hunt TK. Mild hypothermia during isoflurane anesthesia decreases resistance to E. coli dermal infection in guinea pigs. Acta Anaesthesiol Scand 1994;38:201-5.

9.         Kurz A, Sessler DI, Lenhardt R. Perioperative normothermia to reduce the incidence of surgical-wound infection and shorten hospitalization. Study of Wound Infection and Temperature Group. N Engl J Med 1996;334:1209-15.

10.       Heier T, Caldwell JE, Sessler DI, Miller RD. Mild intraoperative hypothermia increases duration of action and spontaneous recovery of vecuronium blockade during nitrous oxide-isoflurane anesthesia in humans. Anesthesiology 1991;74:815-9.

11.       Leslie K, Sessler DI, Bjorksten AR, Moayeri A. Mild hypothermia alters propofol pharmacokinetics and increases the duration of action of atracurium. Anesth Analg 1995;80:1007-14.

12.       Eger EI, 2nd, Johnson BH. MAC of I-653 in rats, including a test of the effect of body temperature and anesthetic duration. Anesth Analg 1987;66:974-6.

13.       Lenhardt R, Marker E, Goll V et al. Mild intraoperative hypothermia prolongs postanesthetic recovery. Anesthesiology 1997;87:1318-23.

14.       Kurz A, Sessler DI, Narzt E et al. Postoperative hemodynamic and thermoregulatory consequences of intraoperative core hypothermia. J Clin Anesth 1995;7:359-66.

15.       Sessler DI, Lee KA, McGuire J. Isoflurane anesthesia and circadian temperature cycles in humans. Anesthesiology 1991;75:985-9.

16.       Frank SM, Kluger MJ, Kunkel SL. Elevated thermostatic setpoint in postoperative patients. Anesthesiology 2000;93:1426-31.

17.       Carli F, Emery PW, Freemantle CA. Effect of peroperative normothermia on postoperative protein metabolism in elderly patients undergoing hip arthroplasty. Br J Anaesth 1989;63:276-82.

18.       Just B, Delva E, Camus Y, Lienhart A. Oxygen uptake during recovery following naloxone. Relationship with intraoperative heat loss. Anesthesiology 1992;76:60-4.