Gestion d'un traitement antithrombotique périopératoire
Marc
SAMAMA,
Département d'Anesthésie-Réanimation,
Hôpital Avicenne - 125 route de Stalingrad,93009 Bobigny Cedex, France
E mail : cmsamama@invivo.edu
Les traitements antiagrégeants et anticoagulants sont bien connus des Anesthésistes-réanimateurs mais leur gestion périopératoire fait encore l’objet de controverses. Pourtant un certain nombre de propositions simples peuvent être faites.
1 - Les traitements antiagrégeants ne devraient pas être interrompus pendant la période périopératoire
De nombreuses situations cliniques nécessitent la poursuite du
traitement antiagrégeant, avant et après l'intervention, en chirurgie réglée
ou en urgence. Un travail rétrospectif
récent a mis en lumière le risque de l'arrêt intempestif de ces traitements
en dénombrant 11 infarctus et un syndrôme de menace ponté en urgence en
rapport avec un arrêt de l'aspirine pour chirurgie programmée sur un collectif
de 475 infarctus aigus (1). Ces patients étaient traités en moyenne depuis 4±2ans
par l'aspirine pour un angor stable. Le délai moyen de survenue des symptômes
était de 9±3 jours après l'arrêt du traitement. Le risque de l'interruption
du traitement antiagrégeant vis à vis d'une éventuelle majoration du risque hémorragique
peropératoire est très déséquilibré. L'interruption d'un traitement antiagrégeant
efficace reposant sur une indication reconnue ne peut se concevoir sans risque.
Lorsque l’indication du traitement antiagrégeant est impérative (accidents
ischémiques transitoires récidivants, angor sévère) il faut maintenir un
blocage de l'agrégation plaquettaire. Chez le patient en situation d'urgence,
la question de la substitution de l'aspirine, de la ticlopidine ou du
clopidogrel ne se pose pas : le patient doit être opéré alors qu'il est sous
l'effet du médicament. L'utilisation d'anti-inflammatoires non stéroïdiens
(AINS) à demi-vie courte n'est donc pas légitime. En particulier, chez un
patient traité par aspirine pour un angor instable ou par l'association
aspirine- ticlopidine pour un stent coronaire (premier mois après la pose), et
pour lequel le risque le plus important serait celui d’une augmentation du
saignement périopératoire sans conséquence autre qu’un risque
transfusionnel accru, le maintien du traitement est licite étant donné le
risque vital d’arrêt des antiagrégeants (2).
2
- Intervention en urgence chez un patient traité par aspirine, ticlopidine,
clopidogrel ou AINS à demi-vie longue
L’augmentation du saignement opératoire pourrait atteindre 30 %
chez les patients traités par aspirine ou anti-inflammatoires non stéroïdiens
(AINS). Toutefois cette augmentation n'est pas constante et elle n'induit généralement
pas d'augmentation des besoins transfusionnels en chirurgie réglée.
Pour la ticlopidine, les données disponibles sont insuffisantes pour
quantifier ce risque. Une méta-analyse a comparé des traitements antiagrégeants
administrés en préopératoire pendant deux semaines à un placebo (3). La fréquence
d’hémorragies mortelles n’a pas augmenté significativement dans le groupe
traité (0,05 vs 0 %). En revanche les hémorragies sévères non fatales (0,7
vs 0,4%) et les hémorragies responsables d’une réintervention, de la
constitution d’un hématome ou d’un sepsis (7,8 vs 5,6%) étaient
significativement augmentées. Le risque doit être considéré différemment
selon le contexte chirurgical : une augmentation modérée du saignement en
chirurgie cardiaque n’entame ni le pronostic fonctionnel ni le pronostic
vital, le seul risque, très faible, étant lié à la transfusion sanguine. A
l’opposé en neurochirurgie, en chirurgie urologique, ophtalmologique ou ORL,
quand l’hémostase peropératoire est difficile à contrôler, l’hémorragie
peut mettre en jeu le pronostic fonctionnel de l’intervention. (4). La
constitution d'un hématome de paroi, susceptible de s'infecter reste une éventualité
observée chez un patient dont l'hémostase est fragilisée, mais ce type
d'incident est rare.
Le contrôle de l'hémorragie peropératoire peut être assuré par la
desmopressine (Minirin® - 0,3 mcg/kg en 20 min) si le patient n'est pas
"vasculaire" (ce qui est rare chez un patient traité par antiagrégeants).
Cette thérapeutique ne doit pas être prophylactique. Au maximum, en présence
d'un saignement mettant en jeu le pronostic vital ou fonctionnel de
l'intervention, la transfusion de plaquettes est efficace (une unité pour 5 à
10 kg de poids). Les corticoides injectables n'ont jamais fait l'objet d'une étude
mettant en scène des patients chirurgicaux. Il est donc difficile d'estimer
leur efficacité. Les anti-GPIIbIIIa utilisés en cardiologie (abciximab ou Réopro®)
doivent être l'objet d'une attention particulière. Le risque hémorragique de
ces thérapeutiques est mal quantifié. Les cas cliniques sont encore rares où
des patients ont été opérés en urgence alors qu'ils étaient encore sous
l'influence de ces produits (4). Là aussi la transfusion de plaquettes semble
efficace.
L' anesthésie locorégionale rachidienne (ALR-R) est probablement possible chez un patient traité par AINS ou aspirine mais plusieurs limites doivent être fixées :
l'indication de l'ALR-R doit être indiscutable. Elle peut être largement discutée : la méta-analyse de Sorenson regroupant les essais AG versus ALR en chirurgie de la fracture du col du fémur ne montre pas de bénéfice de l'ALR (5)
à l'interrogatoire, s'il est réalisable, il n'est pas retrouvé d'anomalie constitutionnelle ou acquise de l'hémostase susceptible de potentialiser le saignement,
la rachianesthésie est préférée, la péridurale fortement déconseillée
le médecin est expérimenté,
l'anticoagulation préventive ou curative par héparine standard ou héparine de bas poids moléculaire est débutée à distance (> 24h) de l'intervention
la surveillance neurologique postopératoire est indispensable.
L'ALR demeure contre-indiquée chez le patient traité par ticlopidine, clopidogrel ou abciximab.
En résumé, un patient peut être opéré sous l'influence de thérapeutiques antiplaquettaires, moyennant un certain nombre de restrictions. Ces traitements seront immédiatement reconduits en postopératoire immédiat.
3 - Conduite à tenir avec les traitements anticoagulants oraux (antivitamine K - AVK) L'élargissement actuel des indications des traitements AVK conduit de plus en plus fréquemment à intervenir en urgence chez un patient traité au long cours. L'INR le plus souvent situé entre 2 et 3 (arythmie complète, traitement de la maladie thromboembolique veineuse) peut être parfois plus élevé, compris entre 3 et 4,5 (valve mécanique), sans oublier les situations où les patients arrivent avec un INR supérieur à 10, voire plus (surdosage, intoxication volontaire, insuffisance hépatique aigüe) (6).
Etant entendu que, comme pour les thérapeutiques antiplaquettaires, la justification du traitement n'est pas remise en question, trois attitudes, fonction du contexte, peuvent être proposées.
1 - l'INR est inférieur à 2 et le geste chirugical peut tolérer un certain degré d'anticoagulation : le patient est opéré.
2 - l'INR est supérieur à 2 :
a) urgence +++
- plasma 10 à 20 mL/kg sauf si surcharge hydrosodée
ou
- PPSB (Kaskadil®), 20 UI/kg de facteur IX pour obtenir un INR compatible avec la chirurgie, ou en cas d'hémorragie. La prudence sera toutefois de mise chez les patients à très haut risque thrombo-embolique (valve mécanique) chez qui le retour à un INR à 1 n'est pas souhaitable.
b) urgence ± (différable à 12h).
De faibles doses de vitamine K sont suffisantes pour ramener l'INR dans un zone acceptable, ou le normaliser. La vitesse de perfusion ne doit pas dépasser 1 mg par minute. Une dose de vitamine K trop importante perturberait la réintroduction secondaire des AVK. La vitamine K peut parfaitement être administrée par voie orale (une goutte = 1 mg). La correction de l'INR s'observe en 8 à 12 h
vitamine K, 0,5 à 1mg PO ou IV en l'absence d'hémorragie
vitamine K, 2 à 5 mg IV si hémorragie
Dans tous les cas un traitement par héparine calcique sous cutanée ou héparine de bas poids à doses curatives est entrepris en post-op immédiat. Dès la reprise du transit ou sitôt que la situation clinique le permet (réanimation), le traitement AVK est repris, en commençant par une demi-dose. La dose de charge est proscrite car dangereuse (chute de la protéine C avec risque de nécrose cutanée). La durée de ce relais est variable, souvent proche d'une semaine. L'interruption de l'héparine n'est possible qu'après l'obtention de deux INR consécutifs espacés de 24 heures dans la zone thérapeutique (le plus souvent supérieur à 2).
La pratique d’une anesthésie loco-régionale rachidienne, est fortement déconseillée en raison du risque d’hématome périmédullaire très important chez le patient anticoagulé (7).
4 - Traitement par héparine standard ou HBPM
Deux situations peuvent être individualisées : le traitement préventif et le traitement curatif. En pratique, les HBPM et les HNF induisent le même type de risque hémorragique et peuvent donc être abordées de la même façon.
a) doses préventives
Le patient reçoit pour une raison x (prophylaxie postopératoire systématique, plâtre...etc) une injection quotidienne d'HBPM ou deux ou trois injections d'héparine calcique sous cutanée (SC) : le risque est par définition minime et ne doit faire changer en rien le suivi du patient. Au maximum (à l'exception peut être de la neurochirurgie), la dose pourra être augmentée si le risque est majoré en passant, par exemple, d'une posologie risque modéré (énoxaparine 20mg, nadroparine 0,3 mL, daltéparine et tinzaparine 2500 UIAXa, réviparine 1750 UIAXa, héparine calcique 0,2mL deux fois par jour) à une posologie risque élevé (énoxaparine 40mg, nadroparine 0,4 à 0,6mL, daltéparine 5000 UIAXa, tinzaparine 4500 UIAXa, réviparine 4200 UIAXa, héparine calcique sous cutanée 0,2mL trois fois par jour). En cas de nécessité absolue d'interrompre le traitement (trauma cranien, par exemple), l'utilisation d'un système de compression mécanique plantaire (foot pump) peut être proposée pendant la période de risque hémorragique.
b) doses curatives pour une pathologie thromboembolique veineuse
Un traitement curatif a été instauré. Plusieurs cas de figures peuvent alors être rencontrés:
- la prise en charge ne peut accepter le moindre risque hémorragique chez ce patient anticoagulé efficacement (trauma cranien par exemple). En cas de traitement d'une pathologie thrombo-embolique veineuse, l'interruption du traitement anticoagulant ne peut se concevoir qu'en mettant en place un filtre cave définitif ou au mieux temporaire. Si le patient est traité pour une pathologie cardiaque (post-infarctus, valve mécanique avant le relais) ou vasculaire (chirurgie vasculaire), il faut savoir que l'arrêt, même de quelques heures, du traitement (surtout pour les valves mécaniques) peut être catastrophique et qu'il faut discuter de ce risque en équipe avec le cardiologue ou le chirurgien du patient.
- l'anticoagulation peut être poursuivie mais le risque de reprise chirurgicale et d'atteinte rénale conduit à préférer une héparinothérapie à la seringue autopousseuse, plus maniable et sans risque d'accumulation. En cas d'hémorragie, le sulfate de protamine peut être utilisé pour neutraliser totalement l'HNF et partiellement les HBPM.
- dans un nombre limité de cas, la poursuite du traitement par voie sous-cutanée est possible mais il ne doit pas être administré en injection unique (pour l'instant deux molécules seulement: tinzaparine, nadroparine). Le pic d'anticoagulation occasionné par cette forte dose d'HBPM et l'absence de recul chez ce type de patients doit faire préférer le régime de deux injections SC par jour
CONCLUSION
L'urgence ne facilite pas le réflexion sereine et bien des fois les thérapeutiques
antithrombotiques vont être interrompues de manière intempestive, conduisant
à des accidents thrombotiques aux conséquences désastreuses. Il faut pourtant
savoir parfois arrêter ou modifier un traitement en cours et, avant tout,
apprendre à repérer le moment où sa réintroduction redeviendra possible.
L'approche la plus adaptée doit être multidisciplinaire, associant les
chirurgiens, les cardiologues ou internistes, les neurologues et, bien sûr, les
anesthésistes-réanimateurs.
RÉFÉRENCES
1 - Collet JP, Himbert D, Benamer H, Steg PG 1997. Infarctus du myocarde après arrêt de l'aspirine chez des patients coronariens chroniques stables.Entretiens de Bichat, Paris, 1997
2 - Agence Nationale d'Accréditation et d'Evaluation en Santé - Agence Française du Sang: Indications et contre-indications des transfusions de produits sanguins labiles. Recommandations pour la pratique clinique. Paris. Novembre 1997
3 - Antiplatelet trialists’ collaboration. Collaborative overview of randomised trials of antiplatelet therapy-III : reduction in venous thrombosis and pulmonary embolism by antiplatelet prophylaxis among surgical and medical patients. Br Med J 1994;308 : 235-246
4 - Gammie JS, Zenati M, Kormos RL, Hattler BG, Wei LM, Pellegrini RV, Griffith BP, Dyke CM : Abciximab and excessive bleeding in patients undergoing emergency cardiac operations. Ann Thorac Surg 1998; 65:465-9
5 - Sorenson RM, Pace NL : Anesthetic techniques during surgical repair of femoral neck fractures; a meta-analysis. Anesthesiology, 1992; 77: 1095-1104
6 - Derlon A, Fiessinger JN, Dreyfus M, Drouet L, Goguel A, Horellou MH, Lévy G : Utilisation des antivitamines K en pratique médicale courante.STV 1991; 3: 11-15
7 - Horlocker TT, Wedel DJ : Spinal and epidural blockade and perioperative low molecular weight heparin : smooth sailing on the Titanic. Anesth Analg 1998; 86: 1153-6