ARBRE DECISIONNEL EN FONCTION DU PRODUIT, DU TERRAIN ET DU GESTE OPERATOIRE

A. STEIB,V. BALABAUD, P. PLOBNER, J.P. DUPEYRON

Département d'Anesthésiologie, Hôpital Civil, Strasbourg

Plan :

La décision de poursuivre ou d'arrêter un traitement anticoagulant et/ou antiagrégant avant une intervention chirurgicale doit tenir compte du caractère urgent ou non de l'acte, du type de chirurgie, du terrain du patient, de la nature, des indications et modalités d'administration du(es) médicament(s) interférant avec l'hémostase et enfin du type d'anesthésie à privilégier. L'ensemble de ces impératifs rend illusoire la réalisation d'un organigramme qui puisse prendre en compte tous les cas de figure. Cependant certaines lignes peuvent être tracées en fonction des données de la littérature.

Le choix de la stratégie repose essentiellement sur l'évaluation du rapport entre le risque thrombotique de la suspension du traitement et le risque hémorragique de sa poursuite jusqu'à l'intervention. Ce risque hémorragique concerne principalement l'acte chirurgical : le saignement peut mettre en jeu le pronostic vital (hémorragie cataclysmique, hémorragie difficilement contrôlable sur des zones cruentées, peu accessibles) ; il est également susceptible d'engager le pronostic fonctionnel pour des quantités minimes de sang perdu (oreille moyenne, œil, encéphale). L'acte d'anesthésie est quant à lui concerné essentiellement pour les techniques locorégionales périmédullaires, exacerbant le risque d'hématome compressif. Les principaux traitements seront successivement envisagés selon ces critères.

1.      Inhibiteurs des fonctions plaquettaires (IFP)

Ces médicaments regroupent plusieurs classes pharmacologiques : aspirine, AINS (flurbiprofène), thiénopyridines (ticlopidine et clopidogrel), dipyridamole, anti GPIIb/IIIa (abciximab, eptifibatide, tirofiban).

Ils sont prescrits à la phase aiguë des accidents thrombotiques artériels et en traitement chronique pour prévenir ces accidents (IDM, AVC ischémique) ou leur récidive. Le rôle de l'aspirine a été essentiellement souligné pour la prévention secondaire des récidives. L'efficacité du clopidogrel apparaît supérieure chez les patients ayant une artériopathie des membres inférieurs [1].

Il existe peu de données s'intéressant aux conséquences thrombotiques ou hémorragiques de l'arrêt ou de la poursuite périopératoire d'un traitement par IFP. Celles qui sont disponibles concernent des chirurgies spécifiques coronarienne, carotidienne ou vasculaire périphérique. Dans les cas où le traitement est maintenu, le nombre de concentrés érythrocytaires transfusés tend à augmenter mais le risque de thrombose artérielle postopératoire semble diminué, du moins en chirurgie carotidienne. Aussi, chez les patients à haut risque thrombotique artériel programmés pour un acte chirurgical, le traitement ne devrait pas être suspendu ou maintenu le plus longtemps possible.

Plusieurs alternatives sont néanmoins possibles dans ce contexte ; en cas de risque hémorragique modéré, le traitement pourrait être poursuivi jusqu'à l'intervention. A l'inverse une restitution ad integrum des fonctions plaquettaires requiert un arrêt du traitement 8-10 jours avant l'intervention. Le relais thérapeutique par le flurbiprofène est proposé bien que non validé sur le plan clinique. Cependant il s'agit du seul AINS réversible ayant l'AMM pour la prévention de la thrombose artérielle. Le choix d'un seuil de compétence d'1/3 permet de raccourcir ce délai tout en maintenant un certain effet antithrombotique.

Dans le cadre de l'urgence l'administration de plaquettes n'est licite que pour traiter une hémorragie active ; l’apport prophylactique n’est pas recommandé L'emploi de médicaments à visée hémostatique peut être envisagée : les corticoïdes, la desmopressine raccourcissent le TS. Cependant un effet réducteur du saignement n'est pas solidement documenté, même en chirurgie cardiaque chez des patients préalablement traités par aspirine. Par ailleurs l’effet vasopresseur et prothrombogène de la desmopressine rend son utilisation chez le patient vasculaire sujette à caution.

L'ALR rachidienne est probablement possible chez le patient traité par AINS ou aspirine sous réserves du respect de certains critères : indication indiscutable, absence d'anomalies à l'interrogatoire et d'autres prises médicamenteuses susceptibles d'interférer avec l'hémostase, choix préférentiel d'une rachianesthésie réalisée par un médecin expérimenté, surveillance neurologique postopératoire. Il est plus prudent d'éviter ces techniques avec les autres inhibiteurs des fonctions plaquettaires en l'absence de données.

2.      Antivitamines K

Les AVK sont des dérivés de la coumarine ou de l'indanedione. Leur demi-vie est courte (Sintrom®, Pindione®) ou longue (Préviscan®, Coumadine®, Apegmone®).

Ils sont prescrits pour prévenir et traiter la maladie thromboembolique veineuse et prévenir la survenue d'accidents thromboemboliques artériels dans le cadre de certaines valvulopathies, des prothèses valvulaires cardiaques, de troubles du rythme (fibrillation auriculaire) et de certaines cardiopathies ischémiques. La surveillance de l'adéquation du traitement repose sur l'INR, dont la valeur optimale est comprise entre 2-3 pour la majorité des cas et 3-4,5 plus rarement (prothèses mécaniques de 1ère génération en position mitrale ou aortique).

Quel que soit le contexte chirurgical, un INR £ 1,5 est compatible avec l'acte sans augmentation du risque hémorrragique. En temps normal ce risque est directement lié à l'intensité du traitement et croît très rapidement quand l'INR devient > 4. A l'inverse, l'interruption des AVK peut donner lieu à un rebond d'hypercoagulabilité par normalisation retardée des protéines Cet S comparée aux facteurs de coagulation vitamine K dépendants. Cependant une revue récente Nord Américaine [2] semble montrer que ce risque n'apparaît réel qu'en cas d'accident thromboembolique veineux ou artériel récent (< 1 mois). Dans les autres situations et notamment chez les malades souffrant de fibrillation auriculaire ou porteur d'une valve mécanique de 2ème génération, le risque hémorragique d'un relais préopératoire serait supérieur au risque thrombotique d'une interruption de courte durée (< 5 jours).

En Europe, il reste néanmoins licite, en chirurgie programmée d'arrêter le traitement 48-72h avant l'intervention pour les AVK à demi-vie courte et 72 h ou plus pour les autres. Le relais par héparine iv non fractionnée en cas de risque thromboembolique élevé est débuté dès que l'INR < 2. Le TCA est ajusté pour obtenir une valeur égale 2-2,5 fois le témoin ou une héparinémie comprise entre 0,2-0,5 UI/mL. Le relais par voie iv continue requiert l'hospitalisation 2 jours avant l'acte. Une héparinothérapie sous-cutanée est proposée dans la plupart des cas. Cependant l'héparine calcique a une biodisponibilité variable. L'emploi d'HBPM est fréquent bien que n'ayant pas d'AMM dans cette indication. Dans les deux cas, le traitement sera interrompu 12 h avant l'intervention .

Dans le cadre de l'urgence, si un délai de 6 h est compatible avec l'acte opératoire prévu, l'injection de 1-2 mg iv de vitamine K permet de corriger l'INR. Des posologies supérieures sont inutiles voire dangereuses. Lorsque le pronostic vital est en jeu, l'utilisation de PPSB reste indiquée à raison de 1,5 U/kg de facteur IX pour diminuer l'INR de 0,15 ou augmenter le TP de 1%. L'emploi de PFC (10-15 mL/kg) peut-être utile dans certaines conditions (maladie hépato-cellulaire). Le relais postopératoire est assuré comme précédemment ; la reprise du traitement par AVK est tributaire de celle du transit intestinal.

L'ALR n'est pas concevable chez un malade ayant une anticoagulation efficace par AVK. En cas de relais thérapeutique ses indications et ses limites sont superposables à celles proposées chez le patient traité par héparine non fractionnée ou héparine de bas poids moléculaire.

3.      Héparine

L'héparine non fractionnée (HNF) et les héparines de bas poids moléculaire (HBPM) sont indiquées pour le traitement curatif et préventif des accidents thrombotiques.

L'HNF IV produit un effet dès la 5ème minute qui dure 4-6h. L'HNF sous-cutanée atteint son plein effet en 40-50 min. Les HBPM (enoxaparine : Lovenox®, nadroparine : Fraxiparine®, Fraxodi, daltéparine : Fragmine®, reviparine : Clivarine®, entre autres..): ont un ratio anti Xa/IIa de 2 à 5/1 et des demi-vies de 120-200 min.

 Le risque hémorragique induit par l'héparine quand elle est poursuivie est comparable à celui des AVK. L'injection préopératoire d'HNF ou d'HBPM fait partie des recommandations d'AMM pour la prévention de la maladie thrombembolique veineuse. Ces risques sont particulièrement élevés pour la chirurgie orthopédique. Cependant, l'efficacité de la dose préopératoire n'est pas toujours démontrée alors que son effet hémorragique est décelé en orthopédie [3]. Les patients alités, opérés en différé représentent un terrain à risque susceptible de bénéficier d'une injection préopératoire.

En situation programmée, les faibles doses sont administrées 2-4h avant l'intervention et les fortes doses 12h avant si une anesthésie générale est prévue. La perfusion continue d'héparine sera arrêtée 6h avant l'opération. En cas de saignement et/ou en situation d'urgence, l'adjonction de protamine neutralise l'héparine standard. Son efficacité est moindre pour les HBPM (neutralisation de l'activité anti IIa, mais persistance d'une activité anti Xa parfois importante).

Concernant l'ALR périmédullaire, le risque d'hématome épidural ou intrarachidien paraît plus important après administration d'HBPM qu'après HNF et après anesthésie péridurale qu'après rachianesthésie. Les recommandations sécuritaires proposent un délai de 12-24h après la dernière dose d'héparine, le choix préférentiel d'une rachianesthésie, la limitation de la distance d'insertion du cathéter (3-4 cm), la reprise du traitement 2-4h après l'insertion (ou une rachianesthésie), le retrait du cathéter à distance de la dernière dose (10-12h). Dans tous les cas, le bénéfice de la technique doit supplanter le risque.[4]

En conclusion, la suspension provisoire, le relais ou le maintien d'un traitement anticoagulant et/ou antiagrégant se discute au cas par cas en fonction de l'indication du traitement, de ses répercussions sur l'hémostase et du geste opératoire prévu [5].

Références

1 – J.L. Guilmot, E. Diot, Y. Gruel. Apport des antiagrégants plaquettaires dans la prévention des complications de l'athérothrombose. Presse Médicale 2000, 29 : 709-716.

2 – C. Kearon, J. Hirsh. Management of anticoagulation before and after elective surgery. New Engl. J. Med 1997 ; 336 : 1506-1511.

3 – J. Barre, C. Lepousé. Prophylaxie périopératoire de la thrombose. Conférences d'actualisation 1999 41ème Congrès national d'anesthésie et de réanimation Elsevier Paris pp 89-104.

4 – S. Helmot, K. Samii . Les différents types d’agression nerveuse au cours des anesthésies locorégionales. Ann Fr  Anesth réanim 1997 ; 16 :274-281

5 _ M. Samama. Hémorragies et thromboses périopératoires : approche pratique, Masson. A paraître Septembre 2000.