Risque cardiovasculaire de l’arrêt des antiagrégants et des anticoagulants.

Attitude en chirurgie cardiovasculaire.

C Decoene

Service d’Anesthésie-Réanimation en cardiologie Dr Pol, CHRU de Lille

 Plan

 

            Les antithrombotiques (anticoagulants ou antiagrégants) ont une place importante en pathologie cardio-vasculaire. Désormais, de nombreux patients se présentent à la consultation d’anesthésie ou en urgence avec un de ces médicaments sur leur ordonnance. Dans la période préopératoire immédiate, l’anesthésiste-réanimateur se trouve alors confronté au douloureux dilemme d’obtenir une hémostase efficace et sûre tout en préservant son patient des complications liées à sa pathologie cardio-vasculaire.

Les antithrombotiques sont composés de trois grandes classes pharmacologiques : les antivitamines K, les héparines (héparine non fractionnée HNF, héparine fractionnée ou de bas poids moléculaire HBPM), les antiagrégants. Chaque classe interfère à différents points de la cascade de coagulation justifiant une indication en fonction de la pathologie. Deux grandes indications des antithrombotiques peuvent être dégagées en pathologie cardiovasculaire : le risque thromboembolique lié à une prothèse valvulaire mécanique, à une maladie rythmique cardiaque ou à une maladie thromboembolique veineuse couvert par l’utilisation des héparines et des antivitamines K et la prévention des accidents thrombotiques et emboliques liés à la maladie athéromateuse réalisée par les antiagrégants (aspirine, ticlopidine, clopidogrel). La prise en charge péri-opératoire et le risque pris en cas d’arrêt des antithrombotiques est discutée différemment selon ces deux grandes indications.

 

I Risque d’arrêt des antithrombotiques en présence d’une prothèse valvulaire mécanique, d’une arythmie ou d’une maladie thromboembolique veineuse

 La mise en place d’une prothèse valvulaire mécanique entraîne un risque important d’emboles notamment cérébraux. L’importance de ce risque embolique augmente si la prothèse est implantée en position mitrale ou tricuspidienne, s’il existe plusieurs prothèses, si le patient présente des signes de bas-débit cardiaque ou une arythmie cardiaque associée. Les patients porteurs d’une arythmie cardiaque le plus souvent à type de fibrillation auriculaire présentent un risque embolique fréquent en raison d’une stase dans l’oreillette gauche et nécessitent une anticoagulation. Tous ces patients reçoivent au long cours des antivitamines K (AVK) contrôlés par l’INR (en général compris entre 2.5 et 4). Cette anticoagulation doit être poursuivie pendant la période périopératoire. Les AVK ont l’inconvénient d’avoir une ½ vie longue. Ils nécessitent un relais par des anticoagulants à ½ vie plus courte par voie sous cutanée ou intraveineuse pour la période périopératoire. Actuellement pour le relais des AVK avant une intervention, seule l’HNF possède l’AMM dans le cadre des prothèses valvulaires mécaniques et des troubles du rythme. Il est recommandé d’interrompre les AVK sous couvert d’HNF sous-cutanée afin d’obtenir un TCA double du témoin avant une chirurgie réglée. Sous peu, les HBPM devraient obtenir l’autorisation d’emploi pour le relais des AVK en périopératoire. Une étude en chirurgie valvulaire cardiaque a validé l’emploi des HBPM dans cette indication à la posologie de 100 UI anti Xa /kg/ 12 heures vérifiée par la mesure d’anti Xa  entre 0,5 et 1 UI/ml  (1). Cette stratégie de relais des AVK par l’HNF permet d’obtenir  une courte période sans anticoagulation afin de permettre l’acte chirurgical. Au cours de cette période (l’acte chirurgical), il faut veiller à garder une hémodynamique parfaite et à éviter une hémoconcentration. Dès l’hémostase obtenue, une anticoagulation efficace par HNF doit être obtenue (TCA malade > 2x TCA Témoin).

Les patients atteints de thrombophilie ou aux antécédents de phlébites ou d’embolie pulmonaire présentent un risque d’embolie pulmonaire périopératoire important. A la différence des patients porteurs d’une prothèse mécanique, tous ces patients ne bénéficient pas d’une anticoagulation au long cours. En cas d’AVK préopératoire, le principe du relais est identique à celui décrit ci-dessus et est validé pour les HBPM en préopératoire. En post-opératoire, il faut insister sur le fait que la prescription d’HBPM doit être réalisée selon des critères stricts liés au poids et doit être vérifiée l’activité anti-Xa chez les patients présentant un risque élevé.

 

II Le risque lié à l’arrêt des antiagrégants

 Les antiagrégants ont pris une place importante dans le management de la maladie athéromateuse et de ses complications. Cependant toutes les indications des antiagrégants sont issues d’études de réduction du risque d’accident vasculaire dans le temps (1 mois à 5 ans) et aucune étude n’a précisé les risques relatifs à un arrêt court des antiagrégants. Le risque lié à leur arrêt est différent selon leur indication en pathologie cardiovasculaire. Leur effet antiagrégant est différent selon le type d’antiagrégants utilisés. Pour toutes les molécules sauf une (le flurbiprofène cébutidâ), leur inhibition de l’agrégation est irréversible et nécessite la régénération des plaquettes pour disparaître. A la différente des traitements anticoagulants il n’existe pas à l’heure actuelle des molécules permettant une inhibition transitoire (< à 12 heures) de l’agrégation plaquettaire. Tous ces éléments imposent de bien évaluer le risque hémorragique pour permettre ou non la poursuite des antiagrégants en périopératoire .

 

            L’indication princeps des antiagrégants

Les antiagrégants réduisent le risque d’accidents vasculaires en limitant les phénomènes de thrombose au niveau des plaques d’athérome. La plaque d’athérome caractérise la maladie athéromateuse. Elle entraîne une rupture de l’endothélium vasculaire et évolue en plusieurs étapes. Les plaquettes interviennent en initiant des phénomènes de thrombose au niveau de cette plaque au contact de l’endothélium endommagé. Le thrombus formé peut obstruer la lumière artérielle ou être embolisé. Ce risque thrombotique est maximum en présence d’une plaque jeune récemment ulcérée. Cet évènement thrombotique provoque les syndromes cliniques instables (angor instable, infarctus,  AIT), à la différence des plaques stables qui ont une traduction clinique modérée et stable (Angor stable). Toutes les plaques ulcérées ne présentent pas le même potentiel thrombogène. Ces phénomènes thrombotiques sont favorisés par des facteurs intrinsèques et extrinsèques. Parmi les facteurs intrinsèques, il faut souligner le rôle du facteur tissulaire exposé par les macrophages incorporés dans la plaque d’athérome. Parmi les facteurs extrinsèques, l’activation systémique de la coagulation, les anomalies de la fonction plaquettaire (thrombocytémie), l’augmentation du taux de fibrinogène sont des marqueurs indépendants du risque thrombotique athéromateux. Les antiagrégants évitent la liaison interplaquettaire et la formation du thrombus à la surface de la plaque. En l’absence de thrombus les phénomènes emboliques et l’évolution brutale de la plaque sont limités (2)

Le rôle de l’acte chirurgical sur les lésions d’athérome doit être évoqué également même s’il est très théorique. Une seule étude (3) a rapporté l’augmentation des accidents vasculaires cérébraux ischémiques en chirurgie non vasculaire et non cardiaque. L’agression chirurgicale entraîne des modifications rhéologiques et des modifications de coagulation. La place des perturbations de la coagulation induites par le syndrome inflammatoire chirurgical n’a pas été étudiée. Le rôle de facteur extrinsèque joué par l’activation systémique de la coagulation évoqué ci-dessus autorise une réflexion dans ce sens. A la lueur de la physiopathologie de la thrombose des lésions athéromateuses et de l’éventuel participation de l’agression chirurgicale à leur évolution, le problème de l’arrêt des antiagrégants en périopératoire est important mais difficile à schématiser.

             Le risque de leur arrêt

Le risque d’un arrêt court des antiagrégants doit être analysé en fonction des trois indications majeures liées à la maladie athéromateuse : prévention primaire, prévention secondaire de la maladie athéromateuse et prévention des évènements liés aux interventions destinées à limiter l’obstruction liée à l’athérome (angioplastie ou d’insertion d’un matériel prothétique, stent, pontage chirurgical ).

 Quelle est l’importance de l’arrêt  des antiagrégants dans les différentes indications ?

En prévention primaire les antiagrégants ont démontré une diminution des accidents vasculaires (infarctus, ou décès) chez les patients présentant un ou plusieurs facteurs de risque. Chez ces patients asymptomatiques, un arrêt de courte durée des antiagrégants doit théoriquement influencer peu la maladie athéromateuse hormis le rebond hyperthrombotique lié à l’arrêt des antiagrégants et le risque théorique d’hypercoagulabilité lié à l’acte chirurgical.

En prévention secondaire, les antiagrégants réduisent les événements cardiovasculaires d’environ 27 % après un infarctus (4). Cet effet est plus important dans le premier mois qui suit l’événement cardiovasculaire initial et le risque d’arrêt des antiagrégants n’est pas négligeable dans ce premier mois. Il est augmenté en présence d’évènements cardiovasculaires récents, lors d’un arrêt des antiagrégants de plus de trois jours, en présence de facteurs d’hypercoagulabilité tels que le syndrome des antiphospholipides, une thrombocytémie, une prédisposition génétique (et l’agression chirurgicale ?). En résumé un patient victime d’un angor récent ou d’A.I.T. à répétitions doit poursuivre ses antiagrégants impérativement, et tout acte de chirurgie non urgente doit être interdit pour s’éloigner de l’épisode aigu. Il est plus difficile de prédire le risque d’arrêt des antiagrégants chez un patient dont les antécédents d’angor remontent à quelques années et qui est paucisymptomatique ou stable.

Les interventions mécaniques sur les lésions d’athérome représentent la troisième grande indication des antiagrégants. Cette indication est issue des études de Schwartz (5) qui a montré une réduction des événements aigus arrivant dans le premier mois suivant une angioplastie coronaire et de Barragan qui a montré que le risque de thrombose de stent intra-coronaire est diminué par la combinaison de deux antiagrégants. Le recours au antiagrégants est nécessaire pendant au moins quatre semaines au mieux 3 mois, pour permettre une endothélialisation du stent. Ainsi dans la période initiale d’implantation d’un stent ou d’une angioplastie tout arrêt des antiagrégants avant la 6éme semaine est à proscrire. Ceci signifie que lors d’une consultation d’anesthésie un patient qui se voit découvrir une maladie coronarienne nécessitant un geste endovasculaire avec pose de stent, voit son geste chirurgical décalé de 6 semaines à trois mois (6 semaines si l’on accepte d’opérer sous aspirine, 3 mois si l’on refuse tout acte sous antiagrégants). Récemment une étude  a montré le risque important d’intervention dans cette période (6). On peut rapprocher de ces indications les indications d’antiagrégants après pontages coronariens ou périphériques, dans ces indications l’effet des antiagrégants est également majeur dans la première année qui suit le geste chirurgical.

Peut-on poursuivre tous les antiagrégants avant une intervention ?

La ticlopidine et le clopidogrel montre une activité antiagrégante in vitro et in vivo supérieure à l’aspirine. Ces deux molécules ne peuvent pas être poursuivies en période pré et post opératoire en raison d’un risque hémorragique trop important, à la différence de l’aspirine. Néanmoins la régénération plaquettaire est réalisée pour moitié 3 jours après l’arrêt de l’antiagrégant ce qui pour un taux plaquettaire de 250 000 correspond à 125 000 plaquettes efficaces. Le temps d’arrêt en fonction du risque hémorragique peut être alors modulé. La substitution de la ticlopidine par de l’aspirine ou du flurbiprofène, ou du clopidogrel par l’aspirine ou du flurbiprofène peut être une alternative si l’on souhaite garder une couverture antiagrégante maitrîsable. L’HNF ou les AVK ne sont pas des alternatives aux antiagrégants. L’HBPM pourrait partiellement compenser l’absence d’antiagrégants.

 Et le risque hémorragique?

Dans tous les cas même si les antiagrégants s’avèrent vitaux pour le patient, le risque hémorragique et la possibilité de le maîtriser reste le second facteur déterminant de la poursuite des antiagrégants en post-opératoire. La capacité de réaliser une hémostase chirurgicale facile et précise, la possibilité d’effectuer un drainage efficace du site opératoire sont des éléments qui autorisent la poursuite des antiagrégants. Les conséquences graves d’un hématome intratissulaire en neurochirurgie, une hémostase difficile en chirurgie prostatique ou l’abord de tissu inflammatoire sont autant de situations ou la poursuite des antiagrégants entraîne un risque hémorragique important. Enfin la présence d’une coagulopathie associée acquise ou non, entraînant une dysfonction plaquettaire doit faire interrompre les antiagrégants (Cirrhose, insuffisance rénale, Willebrand) en période périopératoire.

Attitude en chirurgie cardiovasculaire.

Lors de la chirurgie cardio-vasculaire nous sommes fréquemment confrontés à la prescription préopératoire d’antiagrégants. Il nous arrive même parfois en urgence des patients sous triple traitement antiagrégant. Nous arrêtons la ticlopidine ou le clopidogrel 5 jours avant l’intervention et le remplaçons par de l’aspirine. En chirurgie coronarienne réglé, le risque hémorragique ne semble pas être influencé par le maintien et la poursuite de l’aspirine encadrant le geste chirurgical grâce à l’amélioration des techniques d’hémostase chirurgicale et pharmacologique (7). L’amélioration de la perméabilité des greffons a été clairement démontrée par l’utilisation des antiagrégants. En chirurgie urgente notamment après échec de techniques endovasculaires les patients arrivent sous aspirine, clopidogrel et anticorps antiGPIIb/IIIa. Les suites opératoires sont alors marquées par un saignement postopératoire important parfois difficile à maîtriser, voire dramatique.

En chirurgie carotidienne la poursuite de l’aspirine est la règle. Par contre nous avons observé une augmentation modérée des reprises chirurgicales pour hématomes cervicaux.

En chirurgie vasculaire aortique ou périphérique la poursuite des antiagrégants (aspirine) est la règle en cas d’atteintes coronaires ou carotidiennes, par contre la ticlopidine ou le clopidogrel sont arrêtés et relayés par l’aspirine en fonction des facteurs de risque associés.

En conclusion la prise en charge périopératoire d’un patient sous antithrombotiques nécessite de la part de l’anesthésiste réanimateur une réflexion et une évaluation du rapport risque/bénéfice à la poursuite du traitement antithrombotique. Cette réflexion est simple et bien codifiée en cas de pathologie thromboembolique, elle peut être difficile en cas de pathologie athéromateuse. Dans cette pathologie les anesthésistes-réanimateurs pourraient réaliser à l’instar des grandes études cardiologiques une étude multicentrique visant à déterminer le risque / bénéfice de la poursuite des antiagrégants  pendant la période périopératoire.

 

Remerciements à Mr le Pr Ch. Bauters (Cardiologie B et hémodynamique Pr Bertrand) au Dr S. Susen (laboratoire d’hématologie A  Hopital cardiologique Pr Jude) et le Dr M. Samama pour l’aide à la rédaction de ce manuscript. 

 Bibliographie

1/Montalescot et al., Circulation 2000;  101 (10): 1083-86

2/Bauters et al., Archive Coeur et Vaisseaux 1998;  91 (V): 9-12

3/Wong GY et al., Anesthesiology 2000;  92: 425-32

4/Montalescot G., Annales françaises de cardiologie et d’angiologie 2000; 49: 60-2

5/Schwartz et al., New England Journal of Medecine 1988; 318 : 1714-19

6/Kaluza Gl, J. Am. Coll. Cardiol. 2000 ; 35 : 1288-94

7/Tuman et al., Anesthesia analgesia 1996; 83: 1178-84