LES ALTERNATIVES A LA TRANSFUSION

Dr B. Remy (Liège, Belgique)


 

1. INTRODUCTION

Les dangers liés à la transfusion homologue comme l'alloimmunisation, la transmission d'agents contaminants (1) et l'immuno-suppression (2), ont conduit au besoin urgent d'économiser les produits sanguins et de trouver des substituts des globules rouges. Durant la dernière décennie, des progrès considérables ont été accomplis dans la mise au point des solutions transporteuses d'oxygène ("les sangs artificiels") qui sont des émulsions de Perfluorocarbures (3, 4) ou des dérivés de l'hémoglobine. Les transporteurs d'oxygène doivent être pourvus de propriétés leur permettant de transporter et d'échanger l'oxygène et le gaz carbonique, mais aussi de maintenir la volémie. L'absence d'effets secondaires majeurs ou répresseurs sur la régénération des éléments sanguins et leur élimination totale dans un délai raisonnable sont d'autres propriétés indispensables. De plus, ils nécessitent d'être manufacturés à grand échelle en lots homogènes, à un coût acceptable. Enfin, ils doivent être stérilisables, facilement stockables et simples d'emploi.

L'utilisation d'érythropoïétine humaine recombinante et de fer est également bénéfique dans la correction d'une anémie sévère et dans l'économie de transfusion de sang homologue.

Nous envisagerons successivement ces différentes alternatives à la transfusion.

2. LES HEMOGLOBINES MODIFIEES SUBSTITUTS DES GLOBULES ROUGES

L'administration d'érythrocytes hémolysés a été réalisée dès 1868 et s'est accompagnée de séquelles sévères (défaillance cardio-respiratoire, coagulation intravasculaire disséminée) (5, 6). Malgré une purification soigneuse de l'hémoglobine, il est devenu évident, très rapidement, que l'utilisation de ces solutions pouvait être dangereuse. En dehors des érythrocytes, en l'absence du 2,3-DPG, l'affinité de l'hémoglobine pour l'oxygène est très élevée, et la molécule perd sa capacité à délivrer l'oxygène aux tissus (7). L'augmentation de la pression oncotique impose une limite de 7 g/dL d'hémoglobine au maximum. Par ailleurs, l'oxydation génère très rapidement et de façon irréversible une méthémoglobine non fonctionnelle. De plus, l'hémoglobine libre tétramérique (a2 b2) a une courte durée de vie plasmatique. Elle se dissocie rapidement en dimères a b qui sont éliminés du sang par le système réticulo-histiocytaire et par la filtration glomérulaire (8). Il peut en résulter une néphrotoxicité quand des quantités excessives sont filtrées.

Les solutions d'hémoglobine modifiée sont préparées à partir d'hémoglobine humaine ou bovine hautement purifiées, modifiées par réaction chimique (liaisons covalentes entre les monomères, conjugaison à une macromolécule, polymérisation) ou avec des hémoglobines modifiées produites par génie génétique (9, 10, 11). Elles peuvent être encapsulées dans les liposomes et accompagnées de molécules régulatrices (12, 13). Les hémoglobines encapsulées dans les liposomes n'ont pas encore atteint le stade des essais cliniques. Par contre, une hémoglobine bovine polymérisée par la glutaraldéhyde (HBOC-201 ou HemopureTM) produite par la firme Biopure a été testée chez des patients souffrant d'anémie à la concentration de 2 g/dL sans effet secondaire indésirable (14). HemopureTM a été administrée à 18 volontaires sains dans une étude de pharmacocinétique (15) et est utilisée actuellement dans une étude de phase I en chirurgie urologique et dans deux études de phase II en chirurgie orthopédique et chirurgie cardiaque aux USA et en Europe. Une hémoglobine humaine recombinante (OptroTM produite par Somatogen) est également à l'essai dans des études en chirurgie élective hémorragique.

La création de liaisons covalentes intramoléculaires stabilise la molécule d'hémoglobine tétramérique, augmentant sa demi-vie dans la circulation sanguine et le transfert d'oxygène aux tissus (16). Ces hémoglobines modifiées ont une demi-vie plasmatique de 3 à 24 heures en fonction de la dose administrée et une P50 de 30 - 35 mmHg (17, 18). La liaison covalente obtenue avec le réactif bis (3,5 dibromosalicyl) fumarate ou DBBF lie solidement les deux monomères a et donne naissance à la "Diaspirin Cross-linked Hemoglobin" ou DCLHb.

La DCLHb est l'hémoglobine modifiée la plus largement expérimentée sur des modèles animaux et chez l'homme. La plupart des études précliniques ont été réalisées chez le rat dans des modèles de choc hémorragique. La DCLHb produit un effet presseur immédiat entraînant une élévation des pressions artérielles qui apparaît dès le début de l'infusion et est maximale en fin d'infusion. L'amplitude de cette réponse vasopressive ne dépend pas de la dose administrée. Par contre, sa durée est dose-dépendante. La DCLHb est supérieure aux cristalloïdes et aux colloïdes dans la restauration et le maintien de la perfusion tissulaire et restaure l'oxygénation tissulaire aussi rapidement que le sang même administrée à 50 % du volume de ce dernier et cela malgré une concentration en hémoglobine plus faible (19).

Chez l'homme, la "Diaspirin Cross-linked Hemoglobin" a fait l'objet d'études cliniques destinées à préciser sa tolérance, ses indications et les conditions d'utilisation. Des dose de DCLHb 10 % comprises entre 25 mg/kg et 1.071 mg/kg ont été administrées en chirurgie orthopédique, dans la réfection du carrefour aortique ou chez des patients devant subir un pontage aorto-coronaire et/ou un remplacement valvulaire. Cette hémoglobine modifiée a été bien tolérée. En concordance avec la littérature, un effet presseur est observé dès le début de l'infusion. Les doses de 750 ml DCLHb 10 % ont permis une absence de transfusion chez 20 à 30 % des patients.

3. L'ERYTHROPOIETINE

L'érythropoïétine est une hormone glycoprotéique qui agit exclusivement sur les cellules de la lignée érythroïde. En 1984, le gène codant pour l'Epo a été cloné, permettant la production d'Epo recombinante ou Eprex®. Depuis 1986, de grandes quantités d'Eprex® sont disponibles pour l'utilisation en thérapeutique humaine (20). Cette hormone obtenue par génie génétique augmente le nombre d'unités d'autotransfusion prélevées, diminue l'incidence de l'anémie pré-opératoire et le recours aux transfusions homologues. L'injection d'Epo par voie sous-cutanée présente un avantage clinique puisqu'une même dose injectée par cette voie est un peu plus efficace que si elle est injectée par voie intraveineuse, en raison d'une pharmacocinétique plus favorable.

La dose de 100 UI/kg d'Epo administrée 4 fois par semaine en sous cutanée pendant 4 semaines apparaît la plus efficace dans l'augmentation de la réponse des réticulocytes et des valeurs d'hématocrite de départ (21). Cette érythropoïétine recombinante trouve également une application dans un programme d'autotransfusion. Administrée par voie intraveineuse à la dose de 600 UI/kg, 2 fois par semaine et pendant 3 semaines, elle permet d'obtenir 5,4 unités globulaires en comparaison au groupe placebo qui n'en fournit que 4 (22). Administrée en pré-opératoire, r-HUEPO augmente l'hématocrite initiale et permet un prélèvement de sang autologue plus important lors des techniques d'hémodilution normovolémique. Aucun effet indésirable ne paraît lié à la dose d'Eprex. La seule contre-indication est l'hypertension artérielle non contrôlée. Des symptômes grippaux, céphalées, douleur articulaire, ... peuvent survenir en particulier en début de traitement. Tous les patients traités par Eprex reçoivent un supplément en Fer (200 mg/j de Fer élément per os) pendant toute la durée du traitement.

4. LE FER INTRAVEINEUX

Chez un adulte normal, le poids du fer de l'organisme est de 3 à 5 g. Le fer héminique de l'hémoglobine représente 65 % du stock total. L'alimentation amène chaque jour 10 à 20 mg de fer dont 10 % sont absorbés dans des conditions physiologiques. Le fer est transporté au niveau des différents sites tissulaires par voie sanguine lié à une glycoprotéine d'origine hépatique, la transferrine. Le fer lié à la transferrine est transféré au niveau des cellules nuclées précurseurs des globules rouges et des réticulocytes. La proportion la plus importante de l'utilisation du fer se fait au niveau de la moelle érythropoïétique. Plus de 80 % du fer plasmatique, en continuel renouvellement sont destinés à ce site d'utilisation. La demi-vie du fer dans le plasma est de quelques heures. L'administration intraveineuse est très efficace sur le plan de la libération et de l'utilisation du fer. Le fer intraveineux existe sous deux formes: la première est un complexe d'hydroxyde ferrique avec du dextran (complexe fer-dextran) de faible poids moléculaire dont les effets secondaires sont nombreux (choc anaphylactique, hypotension, bronchospasme, fièvre, convulsions, ...) et limitent son application; la seconde est un complexe d'hydroxyde de fer trivalent-saccharose (Venofer®) qui se retrouve rapidement dans le foie et la moelle osseuse après injection intraveineuse. Cette préparation est dépourvue d'effets secondaires (23). Le protocole d'administration du complexe fer-saccharose par voie intraveineuse est repris dans le tableau 1.

Poids entre 30 et 50 kg: 100 mg du complexe fer-saccharose dilué dans 250 ml de NaCl 0,9 % à perfuser en 30 à 45 minutes.

Poids > 50 kg: 200 mg du complexe fer-saccharose dilué dans 250 ml de NaCl 0,9 %.

Tableau 1. Protocole d'administration du complexe fer-saccharose.

La dose de fer maximale pouvant être administrée est calculée selon la formule suivante (24):

Hb (g/dL) x 100 Fe (mg) = 0,3 x poids x 100 - ---------------------------- 14,8

Une dose maximale de fer égale à 500 mg/L peut être administrée en sécurité sur 8 à 12 heures.

5. CONCLUSION

On connaît actuellement plusieurs types d'hémoglobines modifiées, obtenues à partir d'hémoglobines humaine ou bovine traitées par réaction chimique ou partir d'hémoglobine produite (sous forme native ou transformée) par génie génétique. La "Diaspirin Cross-linked Hemoglobin" nécessite une mention particulière dans la mesure où son développement clinique arrive à son terme permettant d'envisager à courte échéance son utilisation clinique. En outre, ces hémoglobines modifiées ne nécessitent pas de cross-match, ont une faible viscosité, ne donnent pas de risque infectieux et ont des propriétés de transport d'O2 favorable; leur emploi comme premières solutions de réanimation semble prometteur puisqu'elles peuvent potentiellement éviter les complications d'une transfusion et permettre le délai dans l'administration de sang homologue.

Pour ce qui est de l'érythropoïétine humaine recombinante et du fer intraveineux, leur association permet une correction rapide d'une anémie sévère sur hémorragie aiguë et la réduction à l'exposition du sang homologue.

BIBLIOGRAPHIE

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